Propos recueillis par
Selon les chercheurs, la Terre serait entrée
dans une nouvelle ère avec la modernité industrielle. L’historien
Christophe Bonneuil décrit un concept qui met à mal un modèle de
développement devenu insoutenable.
Ce n’est pas la fin du monde mais celle d’une ère
assurément. Si les 11 500 dernières années ont connu des conditions de
vie relativement stables permettant à l’homme de sauter de la terre
labourée du néolithique au sol lunaire, désormais nous filons vers
l’inconnu. La planète est entrée dans une nouvelle ère géologique
baptisée anthropocène, née il y a deux siècles avec la révolution
thermo-industrielle. Autour de ce concept, la communauté scientifique
dans son ensemble s’interroge sur nos représentations du monde. Car
cette époque interpelle les certitudes de notre modernité, de notre mode
de développement et de notre vision du monde. Historien au CNRS,
Christophe Bonneuil publie, avec Jean-Baptiste Fressoz, l’Evénement anthropocène,
dans la dernière collection des éditions du Seuil, baptisée
Anthropocène, où sciences, sociologie, philosophie, anthropologie,
histoire, activisme et politique entrent en dialogue pour décrypter
cette nouvelle ère et les façons d’habiter dignement la Terre. Le sujet
fera l’objet d’un colloque, Thinking The Anthropocène, les 14 et
15 novembre, à Paris.
Comment naît le concept d’anthropocène et que recouvre-t-il ?
C’est le géochimiste et prix Nobel Paul Crutzen qui, dans un article dans la revue Nature en 2002, a avancé la thèse que, depuis deux siècles, la Terre est entrée dans un nouvel âge géologique marqué par la capacité de l’homme à transformer l’ensemble du système Terre. Encore tout récemment, le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat [Giec] annonçait sa certitude désormais quasi absolue - à 95% - sur l’origine humaine des changements climatiques.
Quand est-on entré dans cette ère ?
Il existe trois thèses à ce sujet. La première remonte à la période où l’ensemble des cultures humaines auraient stabilisé le système climatique en empêchant le retour à un nouvel âge glaciaire. En gros, cela démarrerait au néolithique, avec les débuts de l’agriculture et de l’élevage. Une autre thèse met l’accent sur la «grande accélération» d’après 1945, lorsque l’ensemble des indicateurs de l’empreinte humaine sur la Terre - démographie, émissions de CO2, consommation d’énergie, extinction de la biodiversité, recul des forêts, cycles de l’azote et du phosphore, etc. - montent à l’exponentiel. Cela dit, l’empreinte humaine s’est intensifiée dès le XIXe siècle.
La thèse la plus acceptée par les scientifiques - celle de Crutzen - fait débuter l’anthropocène au début de la révolution thermo-industrielle, c’est-à-dire symboliquement en 1784, date du brevet de Watt perfectionnant la machine à vapeur. C’est aussi la périodisation la plus pertinente pour les historiens car, comme l’a montré Kenneth Pomeranz, c’est justement au tournant des XVIIIe et XIXe siècles que se produit la «grande divergence», où la Grande-Bretagne, grâce aux «hectares fantômes» du charbon et du Nouveau Monde (coton, sucre, bois…), surmonte une crise des ressources (bois, alimentation…), qui est source de tensions sociales. Elle écrase alors les autres pays, et notamment la Chine, en déployant son hégémonie à travers le monde et inaugurant un modèle économique intensif en capital et en énergie. Depuis, ce modèle s’est mondialisé et le tableau de bord des indicateurs de l’emprise humaine sur la planète - climat, biodiversité, cycle de l’azote, du phosphore et de l’eau, démographie urbaine, consommation de papier, barrages, déforestation - a viré au rouge.
Ce nouvel âge géologique est-il reconnu scientifiquement ?
Pas encore, et ce ne sera pas avant 2016, lors de la prochaine réunion de la commission stratigraphique internationale, que la question sera tranchée par les géologues. Mais en attendant, le concept est déjà devenu un carrefour de ralliement entre géologues, écologues, spécialistes du climat, historiens et philosophes, pour penser ensemble cet âge dans lequel l’humanité est devenue une force géologique majeure.
Pourquoi inventer un terme ? La crise environnementale ne suffit-elle pas ?
Dire qu’on est entrés dans l’anthropocène, c’est dire qu’il ne s’agit pas d’une crise passagère, qu’on peut oublier entre deux Sommets de la Terre au nom de la sacro-sainte croissance, mais d’une révolution géologique d’origine humaine. L’histoire humaine a rendez-vous avec l’histoire de la Terre : les humains pèsent sur le devenir géologique de la planète, tandis que les limites et les processus globaux de la Terre ont fait irruption sur la scène politique, dans nos vies quotidiennes, dans nos corps. Ce télescopage est sidérant.
N’est-ce pas un terme trop technique et trop pessimiste pour mobiliser la société face aux menaces en cours ?
Le concept d’anthropocène est une remise en question massive de notre modernité industrielle et de ses grands partages. Les récits officiels de l’anthropocène comprennent cependant des limites, tant pour l’action politique que pour la pensée. Le risque politique, ce serait de se dire que l’action humaine n’est plus rien, ne peut plus rien ; de croire que puisque le problème serait d’ampleur géologique, alors seuls les experts scientifiques pourraient y remédier. Le risque pour la pensée, ce serait un aplatissement du social, de sa complexité ; ce serait de se laisser désarmer par le côté inouï de l’alerte scientifique. Si les travaux scientifiques sont incontournables, il est des grands récits et des catégories indifférenciées, comme celle de «l’espèce humaine», dont il faut se déprendre pour comprendre et changer les mécanismes historiques qui nous enfoncent dans l’anthropocène.
Pas question d’abandonner les concepts de pouvoir, de classe ou de capitalisme qui n’auraient plus lieu d’être, puisqu’il ne faudrait penser qu’en termes d’espèce. Loin d’un «anthropos» indifférencié, il y a des asymétries qui sont constitutives des dérèglements écologiques globaux. C’est vrai autour de 1800 à propos des liens entre impérialisme et entrée dans l’anthropocène ; c’est également vrai, autour de 1950, du lien entre grande accélération et guerre froide, entre entrée dans le consumérisme et échange inégal avec les pays du Sud.
Vous récusez l’idée selon laquelle nous serions entrés dans l’anthropocène sans le savoir. Au contraire, l’ensemble des choix politiques, techniques ou militaires nous ont conduits où nous sommes de manière plus ou moins consciente.
Peut-on penser que, vers 1820, la bourgeoisie industrielle de Manchester ne savait pas qu’elle plaçait des milliers d’ouvriers dans des conditions de travail et des pollutions urbaines atroces, ou que le coton et le sucre qu’elle importait étaient produits par des esclaves ? Avec les travaux historiques dont on dispose depuis une quinzaine d’années, on ne peut plus croire que les protagonistes - savants ou populaires, puissants ou subalternes - du tournant du XVIIIe au XIXe siècle n’avaient pas de savoirs et de préoccupations sur les évolutions du climat, sur le recul des forêts ou les pollutions industrielles.
Des naturalistes, des forestiers écrivent sur les changements climatiques, hydrologiques et pédologiques induits par la déforestation, et certains en appellent au charbon comme solution… Un précurseur du socialisme comme Charles Fourrier écrit un texte en 1821 sur la «dégradation matérielle de la planète», accusant le capitalisme industriel naissant. La période 1750-1830 est riche de savoirs qui prennent pour objet les interactions réciproques entre climats, corps et politique ; elle est riche aussi de contestations multiformes de ce nouvel ordre industriel.
C’est peu à peu que se stabilise cet ordre, y compris en instaurant des coupures, des domaines réservés et des zones d’ignorance dans les champs de savoirs. En même temps que l’Europe propulsait le monde dans l’anthropocène, s’y séparaient et s’institutionnalisaient deux types de savoirs, deux cultures jumelles du naturalisme occidental radiographié par l’anthropologue Philippe Descola. Aux sciences humaines et sociales le récit «antinature» de l’émancipation comme arrachement aux déterminismes naturels. Aux sciences physiques et biologiques le récit «inhumain» de l’évolution de la Terre et la vie, relevant d’une autre temporalité, longue et impassible aux tribulations humaines. Lyell d’un côté, Michelet de l’autre : c’est dans ce divorce des deux cultures que les moutons de la modernité industrielle furent bien gardés et que les mille attachements qui nous lient à la Terre furent passés au second plan !
Beaucoup refusent le concept d’anthropocène. En quoi est-il dérangeant ?
Il défie l’impunité. En mettant en face de chaque action de l’homme des conséquences d’une ampleur telle qu’elles bouleversent non seulement l’histoire de la planète mais aussi la nôtre, l’anthropocène condamne à la responsabilisation.
Comment naît le concept d’anthropocène et que recouvre-t-il ?
C’est le géochimiste et prix Nobel Paul Crutzen qui, dans un article dans la revue Nature en 2002, a avancé la thèse que, depuis deux siècles, la Terre est entrée dans un nouvel âge géologique marqué par la capacité de l’homme à transformer l’ensemble du système Terre. Encore tout récemment, le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat [Giec] annonçait sa certitude désormais quasi absolue - à 95% - sur l’origine humaine des changements climatiques.
Quand est-on entré dans cette ère ?
Il existe trois thèses à ce sujet. La première remonte à la période où l’ensemble des cultures humaines auraient stabilisé le système climatique en empêchant le retour à un nouvel âge glaciaire. En gros, cela démarrerait au néolithique, avec les débuts de l’agriculture et de l’élevage. Une autre thèse met l’accent sur la «grande accélération» d’après 1945, lorsque l’ensemble des indicateurs de l’empreinte humaine sur la Terre - démographie, émissions de CO2, consommation d’énergie, extinction de la biodiversité, recul des forêts, cycles de l’azote et du phosphore, etc. - montent à l’exponentiel. Cela dit, l’empreinte humaine s’est intensifiée dès le XIXe siècle.
La thèse la plus acceptée par les scientifiques - celle de Crutzen - fait débuter l’anthropocène au début de la révolution thermo-industrielle, c’est-à-dire symboliquement en 1784, date du brevet de Watt perfectionnant la machine à vapeur. C’est aussi la périodisation la plus pertinente pour les historiens car, comme l’a montré Kenneth Pomeranz, c’est justement au tournant des XVIIIe et XIXe siècles que se produit la «grande divergence», où la Grande-Bretagne, grâce aux «hectares fantômes» du charbon et du Nouveau Monde (coton, sucre, bois…), surmonte une crise des ressources (bois, alimentation…), qui est source de tensions sociales. Elle écrase alors les autres pays, et notamment la Chine, en déployant son hégémonie à travers le monde et inaugurant un modèle économique intensif en capital et en énergie. Depuis, ce modèle s’est mondialisé et le tableau de bord des indicateurs de l’emprise humaine sur la planète - climat, biodiversité, cycle de l’azote, du phosphore et de l’eau, démographie urbaine, consommation de papier, barrages, déforestation - a viré au rouge.
Ce nouvel âge géologique est-il reconnu scientifiquement ?
Pas encore, et ce ne sera pas avant 2016, lors de la prochaine réunion de la commission stratigraphique internationale, que la question sera tranchée par les géologues. Mais en attendant, le concept est déjà devenu un carrefour de ralliement entre géologues, écologues, spécialistes du climat, historiens et philosophes, pour penser ensemble cet âge dans lequel l’humanité est devenue une force géologique majeure.
Pourquoi inventer un terme ? La crise environnementale ne suffit-elle pas ?
Dire qu’on est entrés dans l’anthropocène, c’est dire qu’il ne s’agit pas d’une crise passagère, qu’on peut oublier entre deux Sommets de la Terre au nom de la sacro-sainte croissance, mais d’une révolution géologique d’origine humaine. L’histoire humaine a rendez-vous avec l’histoire de la Terre : les humains pèsent sur le devenir géologique de la planète, tandis que les limites et les processus globaux de la Terre ont fait irruption sur la scène politique, dans nos vies quotidiennes, dans nos corps. Ce télescopage est sidérant.
N’est-ce pas un terme trop technique et trop pessimiste pour mobiliser la société face aux menaces en cours ?
Le concept d’anthropocène est une remise en question massive de notre modernité industrielle et de ses grands partages. Les récits officiels de l’anthropocène comprennent cependant des limites, tant pour l’action politique que pour la pensée. Le risque politique, ce serait de se dire que l’action humaine n’est plus rien, ne peut plus rien ; de croire que puisque le problème serait d’ampleur géologique, alors seuls les experts scientifiques pourraient y remédier. Le risque pour la pensée, ce serait un aplatissement du social, de sa complexité ; ce serait de se laisser désarmer par le côté inouï de l’alerte scientifique. Si les travaux scientifiques sont incontournables, il est des grands récits et des catégories indifférenciées, comme celle de «l’espèce humaine», dont il faut se déprendre pour comprendre et changer les mécanismes historiques qui nous enfoncent dans l’anthropocène.
Pas question d’abandonner les concepts de pouvoir, de classe ou de capitalisme qui n’auraient plus lieu d’être, puisqu’il ne faudrait penser qu’en termes d’espèce. Loin d’un «anthropos» indifférencié, il y a des asymétries qui sont constitutives des dérèglements écologiques globaux. C’est vrai autour de 1800 à propos des liens entre impérialisme et entrée dans l’anthropocène ; c’est également vrai, autour de 1950, du lien entre grande accélération et guerre froide, entre entrée dans le consumérisme et échange inégal avec les pays du Sud.
Comment pourrait s’articuler ce nouveau travail de recherche ?
Les sciences humaines doivent intégrer les données et méthodes des sciences naturelles, sans pour autant gommer ou naturaliser les asymétries sociales. Avec ce livre, Jean-Baptiste Fressoz et moi avons esquissé ce que serait une histoire politique de ces courbes en plein essor, levé le voile sur les choix militaires, techniques ou politiques qui ont contribué à leur essor. On ne peut pas uniquement compter sur l’accumulation de données scientifiques pour mobiliser. Ni même sur la pédagogie des catastrophes, comme en témoigne l’oubli de Fukushima. Il y a besoin de produire du sens, besoin de mettre en récit, de symboliser, de forger de nouveaux imaginaires collectifs du passé et de l’avenir.Vous récusez l’idée selon laquelle nous serions entrés dans l’anthropocène sans le savoir. Au contraire, l’ensemble des choix politiques, techniques ou militaires nous ont conduits où nous sommes de manière plus ou moins consciente.
Peut-on penser que, vers 1820, la bourgeoisie industrielle de Manchester ne savait pas qu’elle plaçait des milliers d’ouvriers dans des conditions de travail et des pollutions urbaines atroces, ou que le coton et le sucre qu’elle importait étaient produits par des esclaves ? Avec les travaux historiques dont on dispose depuis une quinzaine d’années, on ne peut plus croire que les protagonistes - savants ou populaires, puissants ou subalternes - du tournant du XVIIIe au XIXe siècle n’avaient pas de savoirs et de préoccupations sur les évolutions du climat, sur le recul des forêts ou les pollutions industrielles.
Des naturalistes, des forestiers écrivent sur les changements climatiques, hydrologiques et pédologiques induits par la déforestation, et certains en appellent au charbon comme solution… Un précurseur du socialisme comme Charles Fourrier écrit un texte en 1821 sur la «dégradation matérielle de la planète», accusant le capitalisme industriel naissant. La période 1750-1830 est riche de savoirs qui prennent pour objet les interactions réciproques entre climats, corps et politique ; elle est riche aussi de contestations multiformes de ce nouvel ordre industriel.
C’est peu à peu que se stabilise cet ordre, y compris en instaurant des coupures, des domaines réservés et des zones d’ignorance dans les champs de savoirs. En même temps que l’Europe propulsait le monde dans l’anthropocène, s’y séparaient et s’institutionnalisaient deux types de savoirs, deux cultures jumelles du naturalisme occidental radiographié par l’anthropologue Philippe Descola. Aux sciences humaines et sociales le récit «antinature» de l’émancipation comme arrachement aux déterminismes naturels. Aux sciences physiques et biologiques le récit «inhumain» de l’évolution de la Terre et la vie, relevant d’une autre temporalité, longue et impassible aux tribulations humaines. Lyell d’un côté, Michelet de l’autre : c’est dans ce divorce des deux cultures que les moutons de la modernité industrielle furent bien gardés et que les mille attachements qui nous lient à la Terre furent passés au second plan !
Beaucoup refusent le concept d’anthropocène. En quoi est-il dérangeant ?
Il défie l’impunité. En mettant en face de chaque action de l’homme des conséquences d’une ampleur telle qu’elles bouleversent non seulement l’histoire de la planète mais aussi la nôtre, l’anthropocène condamne à la responsabilisation.